Bonne bande
Je vous avez parlé d’une grosse surprise. La voilà. Il suffit de changer de pays, de frontière, de culture pour mettre le corps entier dans un tsunami culturel. De la Suisse, je me suis dirigé vers le nord, vers une ville nordiste à la frontière belge. Puisque je ne suis pas loin, je vais entrer brièvement en Belgique pour acheter des chocolats, et voilà mon seul alibi pour vous parler de l’histoire qui suit. Chapelle, jet de harengs, chahut, bande, rigodon, bières, punch, frites…vous l’avez? Nous voilà au carnaval de Dunkerrrrque. Cela dure 3 jours, ce sont les trois joyeuses, la ville est bouclée, 120000 personnes convergent de la France entière pour juste se retrouver et partager de la folie. Chaque quartier de Dunkerrrrque, chaque village aux alentours a son carnaval (pas tous avec le jet de harengs fumés). Celui/celle qui veut tous les faire, en prend pour 2 à 3 mois, mais cela demande une sacré préparation physique et gastrique, notamment pour les 3 joyeuses qui s'enchainent sur 3 jours, avec la bande des pêcheurs de Dunkerrrque (dimanche), celle de la Citadelle (lundi), et celle de Rosendaël (mardi gras). Moi je n'ai fait que les deux premières. Rien que pour ça, il faut une énergie de dingue. Les séquences sont plus ou moins les mêmes chaque jour: suivre la bande, faire rigodon, puis aller au bal, tout cela ponctué par "on boit un coup?". En fait en dunkerquois, boire un coup c'est comme l'usage de la virgule en grammaire française, une sorte de respiration entre deux danses.
1. Le carnaval est proche 2. Voilà 3 chapelles où des gens sont invités chez quelqu'un qui offre bières et repas, souvent des frites; il faut faire confiance aux balcons
C’est mon premier carnaval, premier déguisement (clet'che), donc ma toute, toute première fois. La confection du clet'che est tout un cérémonial, il faut de la couleur, et si possible se déguiser en femme. Le carnaval ici est un mélange de tradition moyen-ageuse et de célébration des marins qui partaient pécher le hareng en Islande. Les femmes restaient dans l'attente du retour et en mimant leurs tenues, on les célèbre. D'ailleurs le manteau de fourrure est presque le vêtement incontournable. Le mien était violet. Les couleurs pétardes sont de rigueur, avec du maquillage à la vénitienne, artistique ou pas, en bleu dunkerquois ou pas. Et ce qu'il ne faut pas négliger, ce sont les accessoires. Qui des badges, qui des pin's, qui des capsules de bières dans le dos, qui une grande perche avec un parapluie au bout. Cette tradition vient des carnavaleux (masquelours) qui singeaient les "campagnards" venus assister au carnaval munis d'un parapluie. Toujours plus haut et coloré, le parapluie sert surtout à se repérer dans la bande (fanfare) .
3-4 Dans le dos des fourrures, chacun son identité 5. Les parapluies comme carte de visite entre carnavaleux
Ce carnaval c'est une fête bienveillante et bon-enfant rythmée par de la musique de la bande. Les chants sont connus de tous les masquelours, ça chante à tue-tête au rythme de la caisse claire, la grosse caisse, les fifres et pléthore de cuivres, surtout trombones et trompettes. C'est ensorcelant car cela alterne entre rythmes saccadés et rythmes lents pour se reposer. Pour les paroles, faut pas s'attendre à du Baudelaire ou du Mallarmé:
"La bibine de chez Zizine nous fait pas mal au foie"
"Le meilleur des fromages c'est la vache qui rit, quand la vache est malade, le fromage est pourri"
"Mets ton p'tit cul sur la glace, ton ptit cul tout nu"
"Si tu veux pas qu'ta femme t'emmerde, te marie pas, elle t'emmerdera pas"
"Toutes les femmes i putent, y'a qu'les hommes qui sintent bon"
"Ah Ah Léon, il a dans son caleçon, un joli saucisson"
"Elle de grosses totottes ma tante Charlotte, et c'est moi qui la p'lote"
6. Le rigodon place Jean Bart, le corsaire célébré par les carnavaleux et mort le 27 avril 1702 ; il trône en plein milieu avec son sabre pointé 7. Le rigodon de Citadelle, au fond entre les deux arbres
Suivre une bande ne doit pas se faire à la légère, car le jeu est de marcher derrière, tous bras dessus bras dessous, en ligne suivant un parcours défini. Celui de la citadelle se passe dans les anciens docks au milieu du port et j'avais vraiment l'impression d'être avec une grande famille. Mes deux amis locaux Tomtom et Romrom à mes côtés, il ne pouvait rien m'arriver, j'étais protégé. Mais parfois la chaine se brise et on enfourche le bras d'un autre carnavaleux. Quand les premières lignes se figent et bloquent la progression, les lignes de derrière se serrent, s'oppressent, la respiration peut devenir difficile, surtout pour les petits, il est alors impossible de bouger seul, mais on bouge avec la masse, les corps montent en température. C'est ça le jeu qu'on appelle le chahut. Quand la bande arrive au kiosque, au centre de la place, c'est là que démarre le rigodon, sorte de procession circulaire, dont le principe est le même. Cela dure environ une heure. Moi j'ai tenu bon 15mn puis suis sorti lors du chant des fifres, qui ralentit le rythme à intervalles réguliers. En sueur j'étais, tu m'étonnes avec une fourrure sur le dos et un peu décontenancé aussi. Au dessus du rigodon, on peut voir la chaleur s'extirper. Un peu un truc de bourrins ce rigodon, où nos pieds sont piétinés, nos tibias prennent chers. On peut aussi tomber, car ça brasse dans tous les sens. Dès qu'un de nous tombe, on crie "chute", cela s'écarte et on le tire vers le haut. Il faut voir le rigodon comme un cyclone, avec son oeil qui tourne autour du kiosque, et plus on s'en éloigne, plus on retrouve ses esprits. Le rigodon du 1er soir, place Jean Bart, m'a calmé, mais à présent je peux en parler, je l'ai vécu, je sais que ce n'est pas une histoire de rigolo, mais je sais aussi la bienveillance et la cohésion de ce peuple dunkerquois, dont les racines sont baignées par l'appartenance à ce peuple, à ces rendez-vous annuels. Avant de partir pour ces joutes, mes copines Audrey et Béa, deux dunkerrrquoises hautes en couleur, m'ont juste dit deux mots, mais qui a présent prennent tout leur sens : Bonne bande.
So far, so good
8. Voilà la clique de musicos toujours en cirée jaune sur le kiosque, des fois qu'il pleuve, ce qui est rare dans le nord et puis en bas, voilà ce qu'il se passe en 1ère ligne, arqueboutés sur leurs grosses cuisses, les gaillards bloquent l'avancée du rigodon, et derrière et bien...on souffre 9. Merci à mon Romrom pour cette photo magnifique du rigodon de Rosandaël du 13 février 2024 10. Quand le rigodon est passé, on trouve de tout, et certains vont avoir froid au pied